Et si les technologies s’infiltraient jusque dans notre sphère la plus intime pour refaçonner nos corps et nos désirs ? Quel érotisme dans une société transhumaniste ? Voici quelques questionnements qui traversent la collection Meta Humanis du sculpteur Thomas Turner. Rencontre avec cet artiste dont l’œuvre ondoie à la frontière de la chaire et du métal, du technologique et de l’érotique.
Qu’est-ce que Meta-humanis ?
C’est une proposition artistique de ce que pourrait devenir une Humanité, futuriste et technologique, à travers le filtre de l’intime. C’est une recherche “transcendée” qui propose une sensualité mécanisée reprenant une esthétique résolument charnelle. Nous sommes ici entre l’abstraction et l’anthropomorphisme, c’est une frontière passionnante en ce qu’elle a de paradoxale et de dérangeante.
C’est un travail sur l’impudeur et sur l’inavoué. Pour le décrire simplement, je re-design et je stylise des organes (sexuels pour la plupart) en acier inoxydable : des utérus, des vulves, des vagins, des pénis, des coïts et des plaisirs entremêlés !
À travers vos œuvres vous interrogez donc l’évolution future du corps humain ?
De nos corps, mais surtout de nos pulsions. Dans un environnement où la chaire sera immanquablement assistée, chimiquement, génétiquement ou mécaniquement, quels seront les nouveaux critères pour motiver nos désirs ? Seront-ils, eux aussi, “augmentés” ? Ces transformations auront lieu, inévitablement, alors quid de nos fantasmes ? Les sélections amoureuses et charnelles suivront-elles nos évolutions technologiques et esthétiques ?

Nous sommes à l’aube de quelque chose de nouveau qui aura un impact direct sur nos corps… Ce n’est pas seulement une évolution technologique, sociale et politique. C’est à mon sens beaucoup plus intime.
Quelle place pour la technologie dans l’intime ?
De tout temps, le sexe est aux avant-posts des technologies émergentes. Dès son apparition, la photo fut utilisée pour faire des clichés érotiques que l’on se refilait sous le manteau. Idem pour le cinéma dont les premiers consommateurs étaient les clients des maisons closes qui proposaient ce spectacle d’un genre nouveau ! Même chose avec les images en reliefs, la 3D, les réseaux, la réalité virtuelle… Nous voyons apparaître aujourd’hui des sextoys mécanisés ou connectés, des robots sexuels seront à disposition sous peu… Et l’intelligence artificielle est dans les starting-blocks sur le sujet ! Quoiqu’on en pense et en dehors de toute analyse morale de la chose, cela vient indubitablement à nous.
Meta Humanis signifie “Au-delà de l’humain”. Pourquoi avoir décidé de traiter la question du transhumanisme au travers de la question du désir et de l’intime ?
Car le sujet de la sexualité, et particulièrement celui de la jouissance, sera essentiel dans le transhumanisme. Ces questions sont liées de façon très étroites. Nous vivons dans une vertigineuse angoisse de mort. Techniquement, le vivant a trouvé une solution à travers la reproduction, comme la promesse d’une éternité par procuration.

Pour l’humain, spécifiquement, cette “réponse” passe aussi par le désir, la sexualité et la jouissance. C’est une “diversion” très satisfaisante pour la plupart d’entre nous. Le transhumanisme, en se proposant d’allonger et de rendre la vie plus confortable, est une des réponses à cette peur ancestrale et primitive. La question intéressante est de savoir quelle sera notre libido si nous parvenons à devenir des êtres éternels ? Deviendra-t-elle obsolète ? Aurons-nous encore le désir de jouir ?
Une des critiques adressées au transhumanisme est qu’en modifiant nos corps, nous risquons de perdre notre capacité de ressentir. Pensez-vous au contraire que le transhumanisme peut-être érotique et sensuel ?
Non seulement, il le sera, mais en amplifiant nos perceptions, il démultipliera nos désirs et nos fantasmes. Ce sera même sa vocation première et ne pas le comprendre, c’est passer à côté du sujet. Je pense qu’un de ses buts est de nous submerger de toujours plus de plaisirs, d’orgasmes et d’extases, car nous sommes là toujours dans la diversion. Alors bien sûr, les sensations telles qu’on les vit actuellement paraîtront bien fades et très vite sans intérêt. C’est précisément ce qui rendra cette évolution irréversible et notamment au niveau de l’érotisme et du plaisir. D’un autre coté, le mot d’ordre du transhumanisme est “efficacité”… Ce terme est-il compatible avec le sensible ? Aurons-nous des pulsions efficaces ? Une sexualité efficace ? Les peurs qu’engendre le transhumanisme sont tout à fait légitimes.
Même si ce mouvement a pour genèse un élan humaniste, force est de constater que l’homme ne s’est pas toujours servi de ses outils pour le bien collectif… Je suis personnellement assez pessimiste sur l’éthique sociale qui peut en découler, mais réfléchir à cette mutation par le biais de l’érotisme permet d’en garder l’aspect humain, même si ces réflexions se composent en grande partie de paradoxe et d’ironie ! Là en est tout l’intérêt, d’ailleurs…
Quelle serait la place de l’art dans un monde transhumain ?
J’allais répondre exactement la même place qu’il a dans notre monde actuel… mais cette réponse est précipitée et incomplète. Penchons-nous tout d’abord sur la définition de l’Art, telle que présentée dans les dictionnaires. Elle spécifie : « Toutes créations destinées à produire chez l’Homme un état particulier de sensibilité, plus ou moins lié au plaisir esthétique ». Cette définition a le mérite d’être « efficace » pour décrire une chose si abstraite et insaisissable. Elle nous apprend aussi que l’Art est lié à la perception humaine, tout à fait subjectivement. On peut alors légitimement penser que tant qu’il y aura de l’Humain, il y aura de l’Art…

Ensuite, il n’y a pas de question sur l’Art sans question sur l’artiste, et nous touchons là à la problématique de l’intention. On peut se demander si une œuvre peut être créée par autre chose qu’un humain ? Pour moi, il est le reflet de notre regard et c’est en ce sens qu’une machine seule ne pourra jamais créer quoique ce soit d'”artistique”. Je n’y crois pas, et la preuve en est que les nombreuses expériences qui tendent à me contredire ont toute été initiées par des humains ! Il ne faut pas confondre l’inspiration et l’outil (même si ce dernier est autonome). Une intelligence artificielle peut copier, faire du “à façon”, créer de l’aléatoire, mais quelqu’un lui a demander de le faire. Et cela change tout. Elle ne sera jamais d’elle-même passionnée, obsédée, dérangée, frustrée, angoissée, jalouse… Bref, subjective.
Une machine destinée à assembler une auto ne pourra pas « décider » de tout plaquer pour se mettre à peindre ou à écrire une symphonie ?! La machine tend à la perfection et donc à la stabilité… Tout le contraire, à mon avis, de l’humain. Rappelons-nous alors ces mots empruntés aux surréalistes à propos de leur mouvement et qui résume bien la profondeur des abysses de l’âme humaine : « L’art doit être une création libérée du contrôle de la raison, un automatisme psychique pur »… La raison étant la seule chose pouvant émaner de la machine et le psychisme étant la chose dont l’absence la définit le mieux.